Le bonheur

On voit que derrière les conceptions du bonheur, ce sont des façons de concevoir l’homme qui se profilent

(= enjeu anthropologique) :

– est-il un être de nature, défini avant tout par son corps ?

– est-il un être de culture, chez lequel tout passe par l’esprit ?

Tout va rapidement tourner autour d’une question, que je formulerai de deux façons différentes:

1) Y a-t-il équivalence entre des notions comme : contentement, satisfaction, satiété, bien-être et Bonheur ?

2) Quel est le rôle de l’intelligence par rapport au bonheur ? Les vaches qui paissent tranquillement dans les grasses prairies peuvent-elles être dites « heureuses » ? Y a-t-il une vérité de « l’imbécile heureux » ; autrement dit : doit-il déplorer nos capacités intellectuelles comme un handicap par rapport au bonheur ?

(D’après Rousseau, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes( p 189), l’habitant des rives de l’Orénoque (fleuve qui sépare le Vénézuela de la Colombie) se méfie de l’intelligence comme de la peste : il applique des ais sur les tempes de ses enfants pour leur assurer une bienheureuse imbécillité !)

(2 axes de réflexion :

1) contentement/satisfaction/satiété/bien-être ≠Bonheur ?

2) le rôle de l’intelligence par rapport au bonheur : la pertinence de la voie régressive)

 

INTRODUCTION :     Le bonheur est, à nos yeux, une aspiration légitime et universelle : chaque homme, chaque femme, désire être heureux. Nous pensons donc qu’il en a toujours été ainsi. Or, il n’en est rien. Comme l’a dit Saint Just « le bonheur est une idée neuve en Europe » (fin XVIIIème). Pourquoi ?

Deux raisons : 1) avant le XVIIème, la question était de survivre, pas d’être heureux (surmortalité infantile, fréquence des décès prématurés : n.b : c’est encore le cas d’un certain nombre d’hommes sur cette planète ex : Niger, Somalie, Syrie,Gabon)

2) laïcisation, or, le bonheur est un idéal laïc

Avant le XVIIème siècle, la Société se donnait d’autres valeurs : au moyen-âge, l’honneur, par exemple, était placé plus haut que la vie. D’un point de vue religieux, la bonté morale (vertu), qui ouvre la possibilité du Salut, est placée beaucoup plus haut que le bonheur.

Dans le discours chrétien, la vie terrestre (« ici-bas ») est appelée « vallée de larmes » : c’est le lieu de l’épreuve (notre mise à l’épreuve) ; l’au-delà étant au contraire le lieu de la récompense ou celui de la punition.

Citons le poème des « Béatitudes » (dans le Nouveau Testament, Evangile selon Matthieu, chapitre V) :

« Heureux les affligés car ils seront consolés.

Heureux les doux car ils possèderont la terre.

Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. »

… après la mort : c’est l’au-delà qui est proposé comme lieu de la félicité (de l’union avec Dieu) : pas ici-bas.

Par ailleurs, le christianisme se méfie bien fort du corps (appelé « l’abominable vêtement de l’âme » par le pape Grégoire le Grand – VIIème siècle). De même, le pire des péchés, c’est « la gula » : péché de gourmandise…presque toujours associée à la luxure.

Dernière idée : le bonheur participe d’un mythe égalitaire : tout le monde peut y arriver ; tout le monde y a droit : c’est le fantasme d’une société individualiste (et matérialiste). Ce n’est donc pas un idéal collectif : seulement un souhait, d’ordre privé.

On est peut-être même en train de passer du droit au bonheur à une sorte de « devoir d’être heureux » (on publie des livres dont le titre est : « C’est décidé : je suis heureux ! ou : le bonheur en 25 leçons », voir aussi comme la chanson « Happy » est serinée à la radio), qui diffuse des injonctions (caractère normatif de l’appel au bonheur, conformisme, par exemple, l’idée qu’il FAUT avoir une vie sexuelle).

I. Est-ce que le bonheur est une suite de plaisirs?

  1. A) l’hédonisme et l’eudémonisme

Explorons les différences qui opposent les notions de bonheur et de plaisir :

-la question de la durée : durable / éphémère, ponctuel

-la question de l’intensité : stable, continu / ruptures, discontinuités mais intensité très forte

(échelles différentes : qualité / quantité) : modèle de l’électroencéphalogramme : l’un, haut et plat / l’autre, en dents de scie (mais capable d’aller plus haut)

-la question de la nature : spirituel, mental, total / physique, matériel, circonscrit.

Les hédonistes sont les philosophes qui pensent que la seule voie d’accès au bonheur est le plaisir.

Etre hédoniste, c’est adhérer à la maxime latine que vous connaissez : « Carpe diem » (Horace). Une de ses versions les plus connues nous est donnée par le poème de Ronsard « Ode à Cassandre » (pour Cassandre Salviati, dont Ronsard, qui a 20 ans, est amoureux fou (« Madame, allons-voir si la rose » 1545…). Une version plus commune de l’hédonisme : « sea, sex and sun ». Le sens commun appelle « épicurisme » cette façon de voir l’existence… au mépris des textes du vrai Epicure.

L’hédonisme fait donc l’apologie des jouissances terrestres. Vous en connaissez certainement la version Walt Disney ( Le Roi lion : « Acuna matata » : il en faut peu pour être heureux , leit-motiv de Timon et Pumba ; même chose dans  le Livre de la jungle , où l’hédonisme est, cette fois-ci, incarné par Baloo ) : accueillir tous les plaisirs, « ne pas se faire de bile », ne pas « se prendre la tête » : ce discours est assez actuel : notre société est hédoniste : elle juge que vous avez le droit de vous faire plaisir (de « craquer » et de « claquer ») parce que « vous le valez bien ! » . « Vivre sans temps mort, jouir sans entraves » proclame un des slogans préférés des situationnistes…aucun chef d’entreprise n’aurait trouvé mieux ! L’hédonisme est un moteur central du marché.

 

Apologie du moment présent : fable de La Fontaine : « le savetier et le financier » : le savetier est un homme pauvre mais joyeux et insouciant/ le financier, un homme aisé, soucieux, sérieux. Le jour où le financier donne une grosse somme d’argent au savetier, c’en est fini de son insouciance…au point qu’il rend même l’argent reçu ! Version contemporaine : YOLO ! (you only live once)

Pour les hédonistes, non, rien ne dépasse le bonheur ; pour eux, oui, le bonheur n’est rien d’autre que la succession des petits plaisirs de l’existence : le croissant chaud, le vent dans les cheveux, la vitesse pendant le trajet en scooter, le sourire de l’ amoureux(se)…

Juste pour le plaisir du titre, ce livre de Philippe Delerm : La première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules.

 

Leurs adversaires philosophiques sont les eudémonistes : (manuel STG Nathan technique p 200) leur nom vient du grec « eudaimôn »= heureux : ce sont les philosophes pour lesquels la finalité de l’action humaine consiste en la recherche du bonheur (Platon, Aristote, Epicure). Pour eux, le bonheur est le souverain bien : il y a une hiérarchie des biens au sommet de laquelle on trouve le bien le plus précieux, le seul qu’on ne cherche pas pour autre chose que lui-même. Pour eux, le bonheur est une fin en soi. En effet, tous les biens possibles sont d’une part des fins, d’autre part, des moyens (pour accéder à une fin qui les dépasse) : au terme de cette chaîne, on trouve le « souverain bien ».

 

L’hédonisme comme l’eudémonisme sont donc deux doctrines qui visent à la recherche du bonheur (but de la philosophie).

Jusqu’ici, on ne voit pas du tout en quoi ils s’opposent.

Ce qui les oppose, c’est leur façon de concevoir le bonheur : pour les eudémonistes, le bonheur est identifié à la vertu (il ne peut y avoir de divorce entre le bon et le bien) / pour les hédonistes, le bonheur est assimilé au plaisir (c’est le plaisir qui est le souverain bien).

Pour bien faire comprendre la différence, prenons l’exemple de la sexualité : l’hédoniste cherchera le bonheur du côté de la jouissance sexuelle / l’eudémoniste prétend qu’il n’y a bonheur que si le simple plaisir physique est dépassé (faire l’amour à quelqu’un qu’on aime : un sentiment plus plein, un plaisir qui dépasse l’excitation physique).

Les eudémonistes formulent à l’encontre des hédonistes deux types d’objection : d’ordre psychologique et d’ordre moral.

Objection d’ordre psychologique : le plaisir est éphémère : une fois possédé, l’objet convoité (désir) perd tout prestige à mes yeux (ou : disparait dans l’acte de consommation). Il en résulte que tout plaisir (satisfaction) est suivi par un sentiment d’insatisfaction : la succession des plaisirs (de la recherche des plaisirs) n’a aucune raison de s’arrêter. On voit mal par quel miracle ce parcours chaotique aurait pour résultat le sentiment profondément satisfaisant, stable et uniforme qu’on appelle le bonheur. Selon eux, il y aurait donc une différence profonde entre les plaisirs et le bonheur : les plaisirs appartiennent au registre de la quantité (intensité de l’excitation sensorielle) quand le bonheur appartiendrait au registre de la qualité (caractère non mesurable du sentiment d’une parfaite harmonie entre soi-même et le monde).

Cette analyse renvoie aux différences profondes qu’il y a entre la notion de désir et celle de besoin (travail de distinction conceptuelle à faire faire)

LE DESIR LE BESOIN
Importance de l’Imaginaire Procure la satisfaction (satiété)
Qualitatif (inquantifiable) Mécaniste (il y a un vide : on le comble)
Sans limites=débouchant sur l’insatisfaction Bien circonscrit=facile à satisfaire
Portant sur des personnes (même si c’est par le biais des objets) Portant sur des choses
HUMANITE ANIMALITE

 

(NB : distinction entre besoins primaires (qui concernent le corps) et besoins secondaires (culturels, acquis. Exemple : le besoin de musique)

 

Dans le bouddhisme, tout « bonheur mondain » est éphémère et insatisfaisant « comme du miel sur une lame de rasoir » (la souffrance le suit « comme la roue du char suit le bœuf »).

 

Objection d’ordre moral : si le plaisir est le souverain bien, cela signifie que tous les moyens qui procurent du plaisir sont bons : on ne saurait opposer le principe du bien moral au plaisir puisque, si ce bien moral est une valeur, il est subordonné au souverain bien.

A quel titre le plaisir peut-il être incompatible avec la morale ?

– on pense aux pratiques qui vont dans le sens de l’autodestruction (ex : les paradis artificiels et la recherche « chimique » du plaisir (mais au nom de quoi les déclarer immorales ?)

– on pense que les plaisirs des uns ne sont pas forcément compatibles avec les plaisirs des autres (monde où le mode de vie des pays riches épuise les énergies non renouvelables de la planète toute entière) : injustice

– on pense surtout aux plaisirs qui reposeraient sur la souffrance infligée à autrui : Sade (XVIIIème) qui déclarait : «  La nature n’a créé les hommes que pour qu’ils s’amusent de tout sur la terre (…) Tant pis pour les victimes, il en faut ».

 

* Réhabilitation du plaisir de fumer :

Le plaisir de fumer rencontre-t-il le domaine de la morale ?

Non, car c’est un rapport de soi à soi, qui ne rencontre pas le tort fait aux autres (on se parle pas des parents qui fument longtemps à l’intérieur de la voiture, toutes fenêtres fermées, alors que les trois bambins sont à l’arrière/ on ne parle pas non plus du tort fait à la société toute entière par le biais des frais de soin des cancéreux : tort indirect à la société toute entière)

Une action immorale est une action où l’on fait de manière directe et consciente un tort à autrui.

Tirade de Sganarelle, Dom Juan, Molière, 1665 :

« Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au tabac ; c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre »

  • prise de position du côté de la modernité (contre Aristote, les anciens, le principe d’autorité). Aristote prône les « vertus dirigées vers soi-même » parmi lesquelles, la tempérance. Au XVII ème, société où les libertés sont fragiles : Dom Juan fut arrêté par la censure après la 15ième représentation.
  • Le tabac est du côté de l’égalité : l’éloge du tabac par un valet résonne comme la thèse d’un droit au plaisir pour tous. Ainsi « c’est la passion des honnêtes gens » : plaisir social, socialisant, partagé. Le tabac enseigne la vertu : la gratuité, le don, contre le rapport marchand. Il est souvent lié au plaisir de la conversation (par opposition à l’hypocrisie des dévots qui condamnent le tabac mais vont fumer en cachette dans les toilettes). Sous Louis XIII : première prohibition du tabac en France.
  • « qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre » : alexandrin provocateur, qui joue sur l’opposition entre la vie comme simple fait biologique et la pleinement humaine, qui fait une place au plaisir. Ainsi, on prend position contre l’idolâtrie d’une défense de la vie humaine entendue au sens purement biologique (qui entraîne la condamnation du tabac au nom de la santé). Sganarelle oppose la vie comme simple survie (qui est le fait des esclaves) et la vie digne de l’humanité (faite de libertés et faisant une place aux plaisirs). Sganarelle proclame ainsi que tous les hommes, y compris les valets, sont libres.

 

 

* Platon : Le Philèbe (à partir de 60 a) : Comment être heureux ?

Philèbe/Socrate : pour Philèbe, « le plaisir est le vrai but de tous les êtres vivants et la fin à laquelle ils doivent tendre tous » : identification du bon et de l’agréable.

Pour Socrate, c’est la sagesse qui est la clef du bonheur.

Cependant, si l’on sépare de manière radicale la sagesse et le plaisir, ni la vie de plaisirs sans sagesse ni la vie absolument sage et sans aucun plaisir n’apparaissent comme désirables.

Conclusion N°1 : ni le plaisir ni la sagesse ne sont le souverain bien.

Conclusion N°2 : « il ne faut pas chercher le bien dans la vie sans mélange, mais dans la vie mélangée. » Assimilons-les à deux fontaines : l’une de miel (le plaisir) ; l’autre d’eau (la sagesse) : il faut absolument avoir à notre disposition l’une et l’autre.

Faut-il donc, aussi, jouir de tous les plaisirs ?

Non : pas ceux qui sont « les compagnons inséparables de la folie et du vice » : certains plaisirs sont manifestement incompatibles avec la sagesse.

Le Bonheur : un savant dosage ; un composé (avec l’art des proportions).
Les biens qui le composent sont :

1) la mesure

2) le beau (la proportion)

3) l’intelligence et la sagesse

4) les arts, les sciences, les opinions vraies

5) le plaisir

Conclusion N°3 : ni l’intelligence ni le plaisir ne peuvent prétendre être le Bien absolu…et le plaisir moins que l’intelligence. Et l’argument selon lequel « c’est le but que poursuivent toutes les bêtes du monde » ne vaut rien (« on n’est pas des bêtes » !).

 

 

  1. B) la joie selon Spinoza (grand philosophe hollandais du XVIIème siècle)

La joie : une piste pour dépasser l’opposition du bonheur et du plaisir ?

Revalorisation de la joie au détriment de la tristesse, de l’humilité, du remords (« passions tristes », valorisées au sein des religions juive et chrétienne)

 

Quelle définition donneriez-vous de la joie ?

La joie = un état mental extrêmement agréable, où l’on déborde d’une espèce de grâce (une émotion profonde et agréable)

 

Pour Spinoza, la joie fait partie de la grande famille des affects (ce par quoi l’esprit est affecté : modifié). Les affects sont soit des diminutions soit des augmentations de puissance. Il y a deux grandes familles d’affects : les affects à base de tristesse/ à base de joie.

Les diminutions de puissances = les tristesses / les augmentations de puissance = les joies.

Les tristesses sont généralement en rapport avec la haine / les joies, en rapport avec l’amour.

Ainsi, la tristesse engendre la haine (je veux détruire ce qui n’entre pas en rapport avec moi : ce qui me détruit) ex : quelqu’un qui rentre soudainement dans la pièce dans laquelle je suis en train de rêver en paix.

Réciproquement, une chose qui me donne de la joie est une chose qui augmente ma puissance d’agir (la rencontre avec une œuvre d’art par exemple). La joie survient quand je rencontre quelque chose qui convient avec mes rapports (ex : la musique que j’aime).

Spinoza dit que deux individus dont les rapports se composent forment comme un troisième individu qui les englobe (Moi + la musique que j’aime = un Tout puissant).

Au contraire, la musique que je n’aime pas (le crincrin du supermarché) diminue ma puissance d’agir : je mobilise une partie de mes forces pour me protéger de ces sons blessants.

On est proche de Nietzsche, qui affirme dans l’Antechrist (GF p 46) : « Le bonheur, c’est le sentiment que la force croît, qu’une résistance est surmontée ».

 

Là où c’est un peu plus compliqué, c’est qu’il y a des joies de la haine (ex : quand j’imagine mon ennemi malheureux, mon cœur éprouve une étrange joie). Ces joies sont des joies indirectes. Mais, on a beau essayer de croire que le cœur s’épanouit dans les joies de la haine, on trouve toujours la sale petite tristesse dont on est parti : ces joies sont des joies de compensation. Seules sont bonnes les joies directes.

Il en résulte que c’est très compliqué de vivre, parce que vous ne savez pas d’avance quels sont vos rapports (= qui vous êtes) et avec qui ou quoi ils vont bien se composer : la démarche est forcément tâtonnante. Et c’est, bien sûr, différent d’un individu à l’autre…cf. marche en montagne. On passe sa vie à essayer de savoir ce qui nous procure de la joie.

L’aide que nous donne Spinoza : tâcher de démêler les vraies joies (saines, directes) des joies de compensation (joies mesquines).

 

Voilà qui permet de réfuter l’hédonisme : on n’a pas toujours l’équation : plaisir = bien (il existe des plaisirs mauvais, des joies mauvaises).

Ce qui est intéressant, c’est qu’on est loin de l’argument moral classique : c’est mal de faire du mal à autrui (que faire face à qui répond : « Et après ? »). Ce qu’explique Spinoza, c’est qu’en faisant du mal à autrui, je me cause du tort (je cultive des affects qui me diminuent)

 

Texte de Spinoza (Russ 10 p 220) :

Spinoza critique implicitement l’Eglise : au Moyen-Age, les pieux laïcs (dont Saint Louis) s’astreignent à des mortifications physiques : port du cilice (vêtement volontairement rugueux), flagellation, sommeil à même le sol etc.

Spinoza refuse d’opposer le corps et l’âme : ce qui est bon pour le corps est bon aussi pour l’esprit : l’homme n’a pas à restreindre ses désirs si ceux-ci le poussent à être heureux.

 

Le bonheur ne fait qu’un avec l’accomplissement de nos tendances naturelles (il est tout sauf une récompense accordée d’en haut par un Juge)

 

Le maximum de bonheur, c’est la béatitude ou : bonheur du sage, bonheur dans la vérité (pas par des moyens artificiels : drogue, alcool, divertissement).

Tous les hommes cherchent le bonheur mais tous ne cherchent pas la vérité. Les philosophes sont ceux qui cherchent le bonheur (comme but) dans la vérité (comme norme).

 

« La béatitude n’est pas le prix de la vertu » : le bonheur, c’est la vertu elle-même

 

Béatitude : amour de Dieu = joie de l’esprit associée à l’idée de Dieu comme cause = ce que j’éprouve quand je comprends que tout arrive selon des lois naturelles et nécessaires = le parfait contentement d’un être qui se connaît comme la partie du Tout, qui jouit de cette connaissance.

La condition de cette béatitude est la nécessité (c’est-à-dire aussi, la négation du libre-arbitre). Ceci est à rapprocher de Nietzsche, qui évoque souvent « l’amor fati » : acceptation de l’adversité : Oui au Destin, Oui à tout ce qui advient.

 

 C) le bonheur comme extrémisme moral

La quête du bonheur est la quête d’une satisfaction intégrale, indivise, sans partage.

Paul Ricœur : « le bonheur, cet au-delà des satisfactions locales, partielles » (article de Ricœur dans « le Monde » du 5 novembre 1993)

Il est un état parfait, suprême, une sorte d’absolu. Vouloir être heureux, c’est vouloir un maximum, quelque chose d’indépassable : c’est vouloir l’absolu, le Tout.

C’est pourquoi, explique Ricœur, ceux qui veulent à tout prix être heureux sombrent si souvent dans la déception et le malheur. C’est qu’il y a dissymétrie : beaucoup de choses ont beau, dans ma vie, être très satisfaisantes, un seul souci suffit à mettre par terre cet équilibre parfait, cette totalité du bonheur.

Ainsi, ceux qui veulent non pas seulement être satisfaits (non pas seulement le plaisir) mais LE BONHEUR sont très exigeants : il y a une sorte d’extrémisme moral inhérent à la quête du bonheur : celui qui veut LE BONHEUR n’accepte pas de se rabattre sur « la menue monnaie des plaisirs ». Il ne se contente pas des satisfactions partielles (accomplissements qui relèvent des métiers – satisfactions professionnelles – des jeux (plaisirs ludiques) ou des arts (joies esthétiques): il est dans une logique du « tout ou rien » …et c’est cette logique qui amène si souvent le tragique, le malheur.

 

Fontenelle : « Le grand obstacle au bonheur, c’est de s’attendre à un trop grand bonheur »

(voir aussi le poème de La Fontaine, Le Héron)

 

Ricœur nous parle de la quête du bonheur comme d’une sorte de passion. Or, la passion veut tout. Et il y a de multiples obstacles à mes projets de bonheur (le sort, le hasard, l’accident / les propres projets de bonheur d’autrui).

Avec ce constat cruel : ce sont ceux qui cherchent le plus ardemment le bonheur qui sont le plus confrontés au malheur.

D’où cette question :

D) Faut-il renoncer au bonheur ?

Ce paradoxe : ceux qui, en matière de bonheur, sont trop ambitieux, rencontrent souvent le malheur / ceux qui ne le sont pas assez n’ont aucune chance d’arriver au bonheur : tout au plus parviendront-ils à la satisfaction, à la jouissance.

Mais n’est-ce pas là la sagesse : regarder avec lucidité le bonheur comme un objectif inatteignable et se replier sur les multiples petites satisfactions de l’existence ?

Première tentative en ce sens :

 

– la réponse stoïcienne (école de philosophie très importante du IIIème avant JC au IIème après lui)

Le stoïcisme : une conception négative (au sens du « négatif » photographique) du bonheur.

Pour les Stoïciens, le bonheur, c’est l’absence du malheur.

Le moment où le mal cesse = le bonheur

Par exemple, il paraît (un instant !) évident, que pour le chômeur, trouver du travail lui procure du bonheur. Plus encore, on n’a pas de mal à imaginer le bonheur fou de l’aveugle recouvrant la vue….pourtant, il est difficile de prétendre que travailler ou voir procurent à eux seuls le bonheur.

 

Le bonheur a pour double nom l’ataraxie (absence de trouble de l’âme : ni souvenir traumatique, ni désir inassouvi ni souci obsédant) et l’aponie (absence de trouble du corps, le « silence des organes » comme le chirurgien René Leriche, début XXème, définissait la santé).

Epicure : « La nature réclame-t-elle autre chose pour le corps que de n’avoir mal nulle part et pour l’esprit de se sentir bien ? »

Dès lors, pour un stoïcien, le bonheur se confond avec la notion de sérénité (en grec, « ataraxia »).

 

Le bonheur est donc aussi l’absence de ce qui cause le malheur : absence de douleur, de désir, de trouble d’aucune sorte.

Réaction normale : « mais la douleur, on ne peut pas l’éviter ! » Eh bien pour les Grecs, si.

Ils voient la douleur comme une émotion, pas une sensation (pas un phénomène physique pourvu de réalité). Le présupposé, c’est qu’il dépend uniquement de nous de ne pas ressentir une émotion (on peut donc s’entrainer à ne pas ressentir la douleur, en faisant un long tavail sur soi); une sensation : quelque chose d’incontournable. Or, on sait aujourd’hui que la douleur est un phénomène réel : il y a douleur quand il y a transmission d’information nociceptive. Ceci dit, cela n’exclut pas une assez grande part de subjectivité cf : jeu/gifle)

 

Etre heureux est plus ou moins vu comme une question de volonté, c’est-à-dire de discipline : ne pas vouloir l’impossible : pour Epictète : ne désirer que « ce qui ne dépend que de nous »

Epictète : « Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu désires ; mais désire que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux ». Par exemple, quand tu appelles ton serviteur, aies en tête qu’il est possible qu’il ne t’entende pas, qu’il ne soit pas disponible, qu’il ne soit pas disposé à t’obéir.

Version Descartes « changer mes désirs plutôt que l’ordre du monde » (3ième maxime de la « morale par provision » du Discours de la Méthode): la personne handicapée physique qui envisagerait son bonheur comme une personne valide se condamnerait à la dépression.

Le bonheur devient alors une question qui relève de la morale (= force mentale), et certainement pas du hasard. La recherche du bonheur suppose un travail sur soi (qui peut même en passer par une certaine ascèse) //ascétisme, socle de la vie monacale).

L’homme heureux par excellence est le sage (celui qui se maîtrise parfaitement).

Sagesse comprise comme « harmonie avec l’ordre extérieur du monde et l’ordre intérieur de soi ».

 

Texte d’Epicure (antérieur au stoïcisme : IVème avant JC): S-ES (Hatier) : p 82/ STG p 224/ L : 4 p 121: désirs naturels et désirs vains.

Sénèque : « Une vie heureuse, c’est celle qui s’accorde avec la nature »

 

La conception stoïcienne a bien des aspects très séduisants ; notamment, elle s’appuie sur la conviction d’une grande force morale de l’Homme. On retrouve une certaine proximité entre cette conception et les enseignements les plus classiques du bouddhisme. Cependant, on peut lui reprocher de conduire à une certaine passivité. En effet, si nous étions entièrement passifs, alors l’équation :

Absence de trouble = bonheur

serait pleinement convaincante.

Cependant, dans la mesure où nous sommes agissants, il est intéressant de regarder de plus près la liaison opérée par Aristote entre bonheur et action.

Le bonheur, affirme Aristote, c’est ce que nous obtenons lorsque nous accomplissons parfaitement ce que nous faisons.

On a ici une définition positive du bonheur (non plus seulement défini comme contraire du malheur) : il est accomplissement (à la fois terme et perfection).

 

Alain, philosophe du XXème siècle, souscrit complètement à la réorientation aristotélicienne du bonheur vers l’action.

Alain Propos sur le bonheur : « Aristote » (p 113) : « Mais parce que les sucreries donnent un petit plaisir sans qu’on ait autre chose à faire qu’à les laisser fondre, beaucoup de gens voudraient goûter le bonheur de la même manière et sont bien trompés »

Ainsi, le plaisir du spectateur est pauvre : il faut qu’il invente quelque chose pour l’accroître. Et la musique entendue procure moins de plaisir que la musique telle qu’on se la chante.

 

Travail possible pour T.L : le Prince / l’enfant (103) : « Propos sur le bonheur du 16 mars 1923 » : du devoir d’être heureux ou « il faut vouloir son bonheur et le faire // ES 8 p 440

On rejoint Aristote qui affirme : « Les plaisirs sont les signes des puissances » (… on pense fort à Spinoza)

Le signe du progrès véritable, en toute action, est le plaisir qu’on y prend.

 

Deuxième tentative sinon de renoncement au bonheur, du moins de repli de cette notion sur une conception plus modeste :

le  bonheur « dans l’instant » :

D’abord, expliquons pourquoi, traditionnellement, le bonheur dans l’instant (voire : le bonheur tout court) était dévalorisé. C’est à cause de Platon.

Pour Platon, le bonheur fait partie des désirs du monde sensible : par opposition aux Idées éternelles, le monde sensible contient des idées particulières, subjectives : non universalisables. Ainsi, la notion de bonheur est dévaluée : étrangère au rationnel, elle ne fait pas partie des Réalités ou Vérités dignes d’attention.

Ici, au contraire, on valorise le bonheur, y compris dans son caractère non rationnel : le bonheur est un état aléatoire donné comme « par-dessus le marché » : il survient comme un « don du ciel » au sens où on ne peut ni totalement prévoir ni complètement expliquer pourquoi il survient (cf. le dessin de Sempé-Kh L p 526 : on ne peut rationaliser le bonheur sans le perdre de vue). On ne peut, sans doute, être heureux que « sans cause » ; les causes ne sont donc jamais des causes de bonheur (cf Jankélévitch Kh L p 534).

Alain : « Le bonheur est une récompense qui vient à ceux qui ne l’ont pas cherchée »

Ici, l’idée aussi d’une certaine gratuité du bonheur : non pas la réponse prévisible à un certain comportement (il est déconnecté de la notion de mérite) mais une sorte d’ « état de grâce » au caractère quasi miraculeux (il peut surgir au sein des situations humaines objectivement les moins enviables).

 

Parler de bonheur « dans l’instant », cela signifie avant tout qu’il échappe, en quelque sorte, au temps. On suit ici l’analyse selon laquelle le temps étant la durée, l’instant (« sans durée » de même qu’un point sur une ligne est « sans surface ») constitue une sorte de sortie du temps : cela rejoint le sentiment qu’on éprouve dans les bonheurs extrêmes : notre perception temporelle est comme annihilée : le bonheur échappe à la mesure du temps. Il constitue donc une sorte de « rapt » (on est ravi), une évasion, fugace, passagère, hors du réel et de ses conditions habituelles. Les notions qu’on rejoint ici sont celles d’enthousiasme, d’euphorie.

Dernière idée : le caractère fugace du bonheur signifie qu’il est suivi du malheur comme de son ombre : ce serait seulement par contraste avec le malheur qu’on éprouverait le sentiment du bonheur : s’il n’y avait qu’un « long fleuve tranquille » du bonheur…il ne serait absolument plus ressenti comme bonheur : au mieux, il apparaitrait comme bien-être ; au pire, comme ennui (Schopenhauer, XIXème: « La vie oscille, comme un pendule, de la souffrance à l’ennui »).

II. Le bonheur est-il une affaire strictement personnelle ?

         (Le bonheur est-il une affaire privée ?)

Ce que l’on entend par là, c’est : y a-t-il une dimension collective (politique) du bonheur ou est-ce une notion qui ne concerne que les individus ?

  1. A) un vœu privé

Le bonheur est le vœu que tout un chacun formule pour lui-même, pour l’ensemble de sa vie. Pour autant, il est impossible de faire abstraction de notre condition d’êtres sociaux par rapport au bonheur : autrui fait fatalement partie de la problématique de la quête du bonheur, soit qu’il fasse obstacle à cet objectif ( j’en suis amoureux(se) ; lui, non/ je voulais ce poste de travail : c’est lui (elle) qui l’a eu) soit qu’il y contribue (dans l’amour, dans l’amitié, autrui est la base du sentiment de bonheur que j’éprouve). Ainsi, le «  vivre ensemble » est une dimension essentielle du « vivre bien ».

Pensez au livre/film Into the wild

 

C’est Aristote qui dit le mieux qu’on ne peut être heureux tout seul : il fait de la philia (amour, amitié) la base du sentiment du bonheur. L’homme étant un être sociable, il semble normal que l’accomplissement du bonheur ne puisse se faire que dans l’échange du « donner/recevoir »

Analysons la phrase, importante dans L’Ethique à Nicomaque, qui dit que « l’homme heureux a besoin d’amis ».

On peut s’étonner : trouver la remarque d’une platitude extrême. Mais, la platitude serait de dire que l’homme a besoin d’amis pour être heureux. Ici, ce n’est pas tout à fait cela : l’homme est déjà heureux, mais cela ne fait pas de lui quelqu’un de totalement auto-suffisant (vivant, peut-être en autarcie affective) : par rapport à autrui, il n’est pas dans la satiété mais encore et toujours dans le manque, dans le « besoin de », dans la main tendue.

 

Discutons à présent la petite phrase par laquelle on dit de quelqu’un qu’ « il a tout pour être heureux ». Contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier abord, on ne dit pas cela de quelqu’un qu’on constate heureux mais bien plutôt de quelqu’un à qui l’on reproche de ne pas être heureux alors même qu’on lui trouve toutes les attributions matérielles qui semblaient être la condition du bonheur.

N’est-on pas ici en train de confondre le registre de l’AVOIR et celui de l’ ETRE ?

Analyse conceptuelle :

– AVOIR : extériorité, matérialité, possession

– ETRE : intériorité, essence, identité

Dès lors, on se rend compte qu’ « avoir des amis », bien qu’il emploie l’auxiliaire français avoir, renvoie plutôt au registre de l’être : quand on est l’ami de quelqu’un, on ne le possède pas, pas plus qu’on est possédé par lui. On « est l’ami(e) de… » : ce n’est jamais définitif : il faut toujours que la volonté de l’un comme de l’autre soutienne cette amitié.

Du reste, on ne possède jamais des personnes : c’est très abusivement même qu’on dit qu’on a des enfants ou un conjoint. Ainsi, le verbe avoir ne coïncide pas avec la catégorie philosophique de l’avoir.

Il est facile de voir que le bonheur concerne l’être plutôt que l’avoir. Le problème, c’est que la notion de Bonheur a émergé (est devenue une valeur) au moment où les sociétés occidentales commençaient à confondre l’être et l’avoir.

En effet, le Bonheur est un idéal moderne, lié au mythe de l’égalité et à la société de consommation. Or, en tant que véhicule du mythe égalitaire (tout le monde a le droit d’être heureux), le bonheur doit être mesurable. D’où l’idée, bien efficacement diffusée par la publicité, qu’il y a des critères visibles du bonheur. D’où une confusion entre bonheur et pouvoir d’achat.

 

In Philo-fables p 38 : « Les baguettes d’ivoire » (conte du philosophe chinois Han Fei, III ème avant JC).

 

NB : Selon une étude britannique réalisée en 2008, sur le sentiment d’être heureux, la France vient au 62ème rang mondial (le trois premiers pays sont le Danemark, la Suisse et l’Autriche). Dans le même temps, le PIB de la France est le 5ième au monde.

 

  1. B) le bonheur et la morale

A priori, il n’y a pas de lien si, comme on l’a dit, le bonheur n’avait rien à voir avec le mérite et qu’il survenait en quelque sorte « miraculeusement ».

Demandons-nous tout de même s’il existe un lien entre l’aspiration individuelle au bonheur et l’obligation collective de respecter la morale.

Y a-t-il un lien entre le désir d’être heureux et la volonté d’être bon ?

Si un tel lien était trouvé, ce serait « tout bénéfice » pour la morale : le désir d’être heureux est universel. Quant à la volonté d’être bon, on voudrait qu’elle le soit. Si donc on pouvait fonder le devoir (notion austère, jamais tout à fait sympathique) sur le bonheur (notion éminemment séduisante pour tout un chacun), quel gain !

Formulons donc cette hypothèse : c’est le souhait de la vie bonne qui est à l’origine de l’obligation (du devoir comme de l’interdiction).

Hélas, au niveau individuel, force est de constater que cela ne fonctionne pas : je trouve ponctuellement beaucoup plus d’avantages personnels à bafouer la morale qu’à la respecter. Cependant, au niveau collectif, on peut voir un passage : dans la mesure où autrui peut être un obstacle à mon bonheur (s’il me vole, me viole, me calomnie), il convient de limiter sa liberté afin de sauvegarder mes chances d’être heureux.

C’est le principe de l’article 4 de la « Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen » : « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres ».

Ainsi, mon désir d’être heureux (pris au sens étroit comme : désir d’être en paix) constitue une limite (légale et morale) à l’action d’autrui.

Toutefois, on a ici une interprétation nécessairement minimale du bonheur : ce que la loi sauvegarde, ce n’est pas mon bonheur, c’est la condition de possibilité de mon bonheur : que je ne sois ni martyrisé, ni réduit en esclavage. Il s’agit simplement qu’il n’y ait pas d’empêchement arbitraire à mon bonheur.

 

Ainsi, l’angoissante question « que dois-je faire ? » renvoie à deux objectifs possibles :

  • Que dois-je faire pour être moral?
  • Que dois-je faire pour être heureux?

Si pour les philosophes de l’Antiquité, les deux questions n’en font qu’une, ce n’est le cas ni pour Kant, ni pour nous : il faut donc choisir notre priorité.

Pour Kant, la chose est claire : la morale doit primer sur le bonheur.

Il ne promet pas, comme les moralistes de l’Antiquité, qu’être moral procurera le bonheur. Ni celui-ci, ni un bonheur d’une espèce plus haute.

Kant sait que Job est possible. Kant ne promet rien.

L’important pour Kant n’est pas d’être heureux, c’est d’être moral c’est-à-dire d’être digne du bonheur.

C’est seulement à ceux qui adhèrent à une religion qu’il est donné l’espérance d’une récompense : c’est la religion qui rétribue (mais : dans l’au-delà) « l’avoir été moral »par l’être heureux ; or, l’espérance n’a rien à voir avec la philosophie :

La morale n’est pas une doctrine du bonheur

Elle ne nous apprend pas à être heureux. Soyons moraux, la tâche nous suffit.

 

Kant : Russ 21 p 294 : court passage de la Critique de la Raison pratique

« La morale n’est donc pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur. C’est seulement lorsque la religion s’y ajoute, qu’entre en nous l’espérance de participer un jour au bonheur dans la mesure où nous avons essayé de n’en être pas indignes ».

 

Kant : texte de la restitution du dépôt (16) : (L : lire le texte d’Aristote pour voir comme les philosophes se répondent) Kant y défend la thèse que nous avons une conscience immédiate du devoir.

 

Il est impossible de se fonder sur le bonheur pour savoir quoi faire car il s’agit d’un difficile calcul des intérêts et des risques ainsi que d’un hasardeux pari sur l’avenir (incertain par excellence)

Dans le cas d’une action accomplie par devoir, je me reporte aux principes (accessibles à un enfant de 7/8 ans)

Dans le cas d’une action qui est accomplie en vue du bonheur, j’envisage des conséquences probables (calcul de probabilités)

 

c) le bonheur est-il un droit ?

D’abord, le bonheur est-il une notion qui concerne le domaine politique ?

Remarque : dans les textes politiques, on parle d’ « intérêt commun », de « Bien public » mais la notion de « bonheur public » n’aurait aucun sens. Le bonheur est avant tout une notion qui concerne l’individu.

Cependant, le véritable but du pouvoir, n’est-ce pas le bonheur des citoyens ?

De fait, à partir de la Révolution française, le pouvoir politique s’est vu, de plus en plus, assigner la tâche de « faire notre bonheur ».

Ainsi, l’article 1 de la DDH de 1793 est le suivant : « le but de la société est le bonheur commun »

Est-ce à dire que le bonheur est un droit ?

 

Dans la « Déclaration d’indépendance » (USA, 1776), la « recherche du bonheur » était considérée comme un des droits naturels de l’Homme, un des précieux « droits inaliénables » « on considère comme « des vérités évidentes par elles-mêmes que les hommes naissent libres et égaux ; que leur Créateur les a dotés de certains droits inaliénables, parmi lesquels sont la vie, la liberté, la recherche du bonheur ; que les gouvernements humains ont été institués pour garantir ces droits ») La recherche du bonheur change alors de statut : du pur souhait individuel, il tend à devenir quelque chose dont la constitution doit être garante.

 

En même temps, cette prise en charge du thème du bonheur par la sphère politique porte de possibles dérives :

 

Texte de Kant dans Théorie et pratique (105); Hatier ES-S texte 9 p 440

Parlons à présent des différentes formes de gouvernement : y a-t-il une de ces formes, qui, du point de vue du bonheur, vaille mieux que les autres ?

  1. Duclos, académicien : « Le meilleur gouvernement n’est pas celui qui fait les hommes les plus heureux, mais celui qui fait le plus grand nombre d’hommes heureux ».

Ce qui importe, ce n’est pas la qualité du bonheur (aristocratie) mais la quantité des heureux (démocratie).

 

Texte de Tocqueville (De la Démocratie en Amérique) (106) (2) : le pire, ce serait que le pouvoir croie en son pouvoir de faire notre bonheur.

  • Quels sont les principaux torts de la société décrite par Tocqueville ?
  • Qu’ y a-t-il de pervers ici ?
  • Une peur fantasque de Tocqueville ? une menace actuelle ?

« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis forment pour lui toute l’espèce humaine (…) Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, régulier, prévoyant et doux (…) il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. (…) que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

Alexis de Tocqueville De la démocratie en Amérique (1840)

 

 

Cependant, le bonheur échappe à la politique dans la mesure où il n’est pas possible de donner une définition du bonheur qui vaudrait pour tous.

d) le bonheur n’est pas définissable

Texte de Kant Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785 (107): Hatier 1 p 434 :

L’aspiration au bonheur a beau être une aspiration universelle, elle admet un nombre illimité de contenus particuliers. Le bonheur est un concept indéterminé. Cela signifie qu’on ne peut pas déterminer de façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable. Cette impossibilité vaut à deux niveaux :

1) on ne peut pas définir ce qu’est le bonheur pour un être raisonnable, quel qu’il soit

2) moi-même (individu) je ne peux pas dire avec certitude de quoi doit être fait mon bonheur (le « connais-toi toi-même » est un idéal inaccessible)

 

Une des conséquences en est qu’on ne peut fonder la morale sur l’aspiration au bonheur (bien qu’elle soit universelle). Il en découle que ni les hommes politiques ni les publicitaires ne peuvent nous dicter la voie pour y parvenir.

 

Pour Kant, « le bonheur est un idéal non de la Raison, mais de l’Imagination »

Idéal = norme, modèle / de la Raison = idée parfaitement déterminée et identique en tous les hommes / de l’imagination = l’individu ne sait pas exactement ce qu’il entend par là.

 

Pascal : « L’imagination dispose de tout ; elle fait la beauté, la justice, et le bonheur, qui est le tout du monde »

 

III. Liens entre bonheur et imaginaire

  1. A) Faire son bonheur

Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que le bonheur n’est pas une réalité matérielle et incontestable (pas quelque chose qu’on possède « pour de vrai » et une fois pour toutes) mais quelque chose qui existe grâce à l’imagination, et aussi grâce à la volonté: c’est dans la mesure où je veux être heureux que je peux l’être (si j’ai décidé que le film serait nul, il EST nul !)

 

Il n’y a pas de bonheur sans une volonté de jouissance, relayée par le travail de la conscience (cf. l’analyse de la femme frigide que fait Sartre dans L’Être et le néant : elle est frigide parce qu’elle a décidé de ne pas jouir)

 

Autre connexion entre Bonheur et Imaginaire : le bonheur comme « ravissement » : quand nous sommes heureux, nous sommes comme transportés hors de nous-mêmes, volés à nous-mêmes (avec l’impression de ne plus vraiment nous appartenir, voire : de ne plus être vraiment là).

C’est sur ce constat qu’on peut faire le pari que les vaches qui « broutent leur herbe » peuvent parfaitement être « bien » sans pour autant être heureuses : elles n’ont pas assez d’imagination pour être transportées. Il y aurait donc une distinction essentielle entre le bien-être et le bonheur.

 

B) le bonheur et l’art

            Texte de Jankélévitch Quelque part dans l’inachevé (Kh L p 534) : de la musique comme « bonheur sans cause », qui provoque une légère ivresse (« griserie musicale »)

 

Même s’il y a toujours eu beaucoup d’artistes tourmentés, malheureux, le bonheur habite l’art dans la mesure où on trouve, dans l’art (pas dans tous les courants artistiques toutefois), une tentative d’enchantement du monde. C’est le cas du romantisme, par exemple : ce qu’il y a de petit, de mesquin, de raté dans la vie réelle est sublimé dans la littérature ou transfiguré par la peinture. L’art peut être conçu comme ayant pour vocation de donner au spectateur une sorte de bonheur spirituel (mais pas toujours : il peut vouloir ébranler, choquer, donner à réfléchir). Il peut y avoir une certaine idéalisation du réel (où ce qui devrait être tend à supplanter ce qui est) qui rejoint un certain type de discours politique.

C) Le lieu du bonheur en politique

Le lieu où est incarné l’idée du bonheur en politique est l’utopie : autant dire que ce lieu n’existe pas (u/topia). On pense peut-être d’abord au paradis terrestre : c’est le lieu (perdu) du bonheur parce que c’est celui de l’ignorance : Adam et Eve n’ont pas encore mangé le fruit de l’arbre de la connaissance. Citons aussi le pays fictif inventé par Voltaire dans Candide : L’Eldorado. Ou bien encore l’abbaye de Thélème, invention de Rabelais. De même, Diderot invente dans Le supplément au voyage de Bougainville un pays merveilleux : celui des Otaïti, qui constitue un anti-modèle dont la fonction principale est de dénoncer certains aspects de la civilisation européenne du XVIII ème siècle.

Malheureusement, les quelques tentatives réelles (historiques) d’établissement de l’utopie se soldèrent par une négation (quelquefois dans la violence) des libertés individuelles et certainement pas par une conquête collective du bonheur promis : Il semble qu’il y ait une contradiction profonde entre la perfection et la liberté : partout où la perfection est mise en œuvre, c’est au détriment de la liberté (on ne peut pas laisser les gens libres de suivre leurs inclinations et leurs projets individuels et s’attendre à les voir s’inscrire dans un ordre parfait, préconçu et idéal).D) le bonheur EST imaginaire

A la limite, on pourrait dire que tout bonheur est une expérience imaginaire (le plaisir procuré par la lecture d’un livre policier, par un film, le bonheur que Proust éprouve à voir ressurgir tout un pan de son passé à l’occasion de la consommation de sa « madeleine ») : il n’y a pas de jouissance (pas même sexuelle), sans l’intervention d’une bonne part d’imagination.

Mais quand je dis que le bonheur est une expérience imaginaire, je n’entends pas dire que le bonheur est une illusion : autant il peut y avoir de différence entre « avoir le sentiment d’être intelligent » (ce qui est le cas de la plupart des imbéciles) et être intelligent, autant il ne peut y en avoir entre le sentiment d’être heureux et le fait d’être heureux : celui qui se croit heureux l’est ; quiconque voudrait lui prouver le contraire perd son temps (et dévoile une certaine méchanceté).

 

Le bonheur existe donc sous deux formes : il est soit l’aspiration de tous (auquel cas il est une idée, issue de l’imagination, d’un état parfait) ; soit le sentiment qu’éprouvent certains et qui les place dans un état mental particulièrement agréable, même si chacun sait que ce « maximum » atteint ne peut l’être « pour toujours ».

 

 

IV. La temporalité du bonheur

Rousseau Les rêveries du promeneur solitaire : Hatier ES-S p 429 / Russ 20 p 270: le sentiment du bonheur provoque une sorte d’abolition du temps : le bonheur nous offre l’éternité.

 

Anecdote bouddhiste : un jour, quelqu’un vient voir le Bouddha et lui demande

– Maître, comment se fait-il que tes disciples, qui sont si pauvres, qu’on voit toujours mendier quelques grains de riz, comment se fait-il qu’ils soient tellement joyeux ?

Le Bouddha répondit :

  • Ils ne regrettent rien du passé, ils n’espèrent rien de l’avenir, c’est pourquoi ils sont tellement joyeux.

 

 

(T L seulement) Pascal, Pensée 172 (Russ 5 p 204) : le présent est le temps de la jouissance, c’est-à-dire du bonheur. Mais nous sommes ainsi faits que nous le négligeons constamment, au profit de l’avenir : « nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais »

 

Alain, Propos sur le bonheur du 17 avril 1908 (108): « La danse des poignards »

 

 

 

CONCLUSION            :

Le vrai contenu du bonheur, c’est la joie. Impossible de croire en une félicité permanente, continue, éternelle. Non : il y a des moments de joie.

Le bonheur est un espace de temps où la joie paraît immédiatement possible.

Non pas tout espace de temps où l’on est joyeux (car même lorsqu’on est heureux il y a des moments de tristesse, d’inquiétude et une foule de soucis) mais toute la durée où l’on a le sentiment que la joie peut être là d’un instant à l’autre.

A l’inverse, le malheur, c’est quand la joie paraît immédiatement impossible : lorsqu’on se dit qu’on ne pourrait être heureux que si quelque chose changeait dans l’ordre du monde (si je n’étais pas malade ; si mon enfant n’avait pas l’air de me détester, si j’avais un emploi) : je suis séparé(e) du bonheur par un « si ».

 

Expérience de pensée de « la machine à expérience » :

« Supposez qu’il existe une machine à expérience qui soit en mesure de vous faire vivre n’importe quelle expérience que vous souhaitez. Des neuropsychologues excellant dans la duperie pourraient stimuler votre cerveau de telle sorte que vous croiriez et sentiriez que vous êtes en train d’écrire un grand roman, de vous lier d’amitié, ou de lire un livre intéressant. Tout ce temps-là, vous seriez en train de flotter dans un réservoir, des électrodes fixées à votre crâne. Faudrait-il que vous branchiez cette machine à vie, établissant d’avance un programme des expériences de votre existence ? […] Bien sûr, une fois dans le réservoir vous ne saurez pas que vous y êtes ; vous penserez que tout arrive véritablement. […] Vous brancheriez-vous ? » (Robert Nozick, Anarchie, État et utopie)

 

 

 

 

Auteur : scipionlafricain

je suis prof donc je bloggue

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